Article de KAMIL FADEL, Responsable du département physique au Palais de la Découverte à Paris
Les origines du chocolat remontent aux Amérindiens. Dans le panthéon mythologique des civilisations maya et aztèque, les fèves contenues dans la cabosse – le fruit du cacaoyer – étaient employées pour la préparation d’une boisson destinée aux dieux. Ces fèves servaient également de monnaie. Introduit en Europe par les Espagnols après la découverte de l’Amérique, le chocolat s’entoure très vite d’un halo de mystère et devient un sujet de controverse pendant près de trois siècles : bon ou mauvais pour la santé ? Autre controverse soulevée par l’Église : faut-il considérer cette boisson comme un aliment, à l’image du lait, ou plutôt comme une simple boisson, comme le vin ?
C’est sans doute fin juillet1502, lors du quatrième voyage de Christophe Colomb (1451-1506) que les premiers Européens découvrent les fèves de cacao (se reporter à l’encadré Repères chronologiques). Près de vingt ans plus tard, Hernan Cortés (1485-1547) remarque le lien direct entre la richesse d’une terre et l’abondance de « ce fruit que l’on nomme cacao » (fig. 1) ; il rapporte quelques fèves pour Charles Quint
(1500-1558). Quant à l’humaniste italien Pierre Martyr d’Anghiera (1457-1526), il note l’existence en Nouvelle-Espagne d’un « vin bu par les rois et les grands seigneurs » préparé à partir « d’amandes qui servent de monnaie ».
Il écrit : « La monnaie courante entre eux est le fruit d’un arbre auquel ils donnent le nom de cacao. […] ils en font également une boisson. »
En effet, avec dix fèves, on pouvait acheter un lapin, avec cent… un esclave. Selon l’historien Gonzalo Fernandez de Oviedo y Valdès (1478-1557) : « Comme il y a dans ces contrées des femmes qui vendent leur corps, celui qui veut en faire un usage libidineux leur donne huit ou dix amandes... », soit autant que le prix d’un lapin…
Le xocoatl (se reporter à l’encadré Repères étymologiques) n’est pas vraiment apprécié par les premiers Espagnols qui ne résistent pas à la tentation de goûter à la boisson : ils le trouvent trop amer et… trop épicé, puisque les autochtones y mettaient beaucoup de « chile ». De plus, aux yeux de beaucoup, la couleur des fèves et du breuvage rappelait celle des excréments…
À ce propos, on raconte qu’en 1544, des pirates britanniques brûlèrent un chargement de fèves à bord d’un galion espagnol pensant qu’il s’agissait de crottes de chèvre ! Malgré tout, en raison de sa grande valeur marchande, ces « crottes de bique » retiennent fortement l’attention des Espagnols, mais aussi des corsaires de Hollande, alors sous domination espagnole. Une formidable contrebande de cacao s’installe alors dans toutes les Caraïbes, pendant que les Espagnols intensifient sur le continent américain l’exploitation des plantations de cacao. On assiste alors à une démocratisation de la consommation du xocoatl qui s’étend à l’ensemble de la population. Autre changement : l’introduction de la culture de la canne à sucre en Amérique par les Espagnols conduit à l’idée de sucrer le breuvage. On y ajoute ensuite de l’anis, de la cannelle, de l’arôme de vanille… Ainsi, progressivement, l’amer et épicé xocoatl est transformé en un breuvage que les Espagnols trouvent succulent : les premiers chocolaterias s’ouvrent au Mexique. La consommation du xocoatl s’étend au Venezuela et aux autres territoires conquis.
Cependant, il faudra attendre les années 1580 avant que les conquistadors ne se décident à envoyer les premières cargaisons de fèves dans leur propre pays : jusque-là, ils conservaient jalousement ce trésor.
En Espagne, le xocoatl est préparé dans les monastères, réputés pour leur habileté dans le domaine de la pharmacopée. Lourdement taxée, la boisson est réservée – comme chez les Aztèques – aux rois. Les Flandres (Belgique, Pays-Bas), sous domination espagnole, découvrent également le chocolat, mais l’Espagne garde le secret de la recette de préparation de la boisson. Il fallait mettre fin au monopole espagnol…
Italie – 1606
À cette époque l’Espagne possède une vaste part de l’Italie, c’est donc dans ce dernier pays que la boisson se diffuse d’abord, en particulier grâce au Florentin Antonio Carletti (1573-1636) qui l’introduit en 1606 à la cour de Ferdinand Ier de Médicis (1549-1609), puis dans le reste des provinces italiennes. Naples, Livourne… et surtout Turin et Venise s’imposent rapidement comme des centres de production de chocolat à boire.
France – 1615
En France, l’introduction officielle du breuvage date de 1615, lorsque Anne d’Autriche (1601-1666), fille du roi d’Espagne et friande de chocolat, épouse Louis XIII (1601-1643). L’engouement pour le chocolat débute sous Louis XIV (1638-1715) et connaîtra un réelessor vers le XVIIIe siècle (fig. 2). En 1659, ce dernier accorde par lettres patentes à un certain David Chaillou, toulousain, le privilège exclusif pour une durée de vingt-neuf ans (réduit à quinze par le parlement de Paris) de fabrication et de vente sur toute l’étendue du royaume, « d’une certaine composition qui se nomme le chocolat […] soit en liqueur ou pastilles ou en boîtes, ou en telle autre manière qu’il lui plaira. » Chaillou prépare son chocolat à Paris, à l’angle de la rue de l'Arbre-Sec et de la rue Saint-Honoré où il ouvre la première boutique de « chocolat à boire » en 1671. L’initiative du RoiSoleil est peut-être une manœuvre diplomatique rapprochant la France et l’Espagne. En effet, elle précède de peu la signature du Traité des Pyrénées (1659) qui formalise la paix conclue entre les deux royaumes à l’issue de la guerre de Trente Ans (1618-1648). Ensuite, en 1660, Louis XIV épouse Marie-Thérèse d’Autriche (1638-1683), fille du roi d’Espagne qui raffolait de chocolat qu’elle buvait en cachette. Quoi qu’il en soit, à cette époque, le chocolat n’est pas très connu du public : il est surtout apprécié à la cour, chez les religieux et les médecins. Le mot chocolat fait sa première apparition, dans le dictionnaire de Richelet en 1680.
Autriche et Allemagne – 1640
Le chocolat à boire entre en Autriche et en Allemagne vers 1640, apparemment grâce à un certain Nurembergeois, Johann Volckammer, qui en ramène après un voyage à Naples. Par la suite, les moines répandent la consommation de la boisson dans l’Empire. À son retour d’Espagne, Charles de Habsbourg ou Charles VI (1685-1740) – empereur d’Allemagne – fait adopter la boisson à Vienne en 1711. C’est à cette époque que s’établit la tradition de la fameuse tasse de chocolat viennois.
Grande-Bretagne – 1657
En 1655, les Britanniques prennent possession de la Jamaïque et de ses plantations de cacao. Deux ans plus tard, un Français ouvre à Londres la première chocolaterie britannique. Contrairement à ce qui se passait en France à cette époque, le chocolat devient vite une boisson à la portée de la classe moyenne anglaise. Progressivement, aux côtés de Coffee houses, apparues en 1652, fleurissent des Chocolate houses où l’on prépare le chocolat chaud avec du lait, du vin, ou un œuf que l’on ajoute aussi parfois au lait ! Entre 1657 et 1790, plus de deux mille maisons de chocolat ouvrent à Londres. En 1674, l’une d’elles, le Co ee Mill & Tobacco Roll, propose pour la première fois à ses clients du chocolat solide à croquer. À ce propos, signalons que le missionnaire dominicain d’origine britannique Thomas Gage (1595-1656) rapporta que les Amérindiens préparaient du chocolat solide en laissant la pâte de cacao sécher à l’ombre sur une feuille de palmite.
Le chocolat et l’imaginaire
Les Indiens d’Amérique attribuaient des vertus thérapeutiques au beurre cacao pour guérir divers maux : on l’employait pour soigner le foie, les poumons… ou comme baume cicatrisant. L’un des premiers textes dans lequel il est spécifiquement question des vertus thérapeutiques du cacao et du chocolat est le traité de médecine de Augustin Farfan (1502-1604), médecin du roi d’Espagne, publié en 1579. Farfan indique que le chocolat permet notamment d’éliminer les calculs rénaux, mais il dénonce son abus.
Après lui, Juan de Cardenas (1563-1610), professeur de médecine à l’université de Mexico amorce pour près de deux siècles un débat médical passionné sur les bienfaits et les méfaits du cacao. De nombreux traités signalent que « l’abus de chocolat, tout comme l’abus de tabac, est à proscrire ».
Ainsi, Madame de Sévigné (1626-1696), partagée entre son amour du chocolat et la crainte que la consommation de la boisson provoque, écrit à sa fille en 1671 : « La marquise de Coëtlogon prit tant de chocolat étant grosse, qu’elle accoucha d’un petit garçon noir comme le diable, qui mourut. »
Cela dit, les mauvaises langues prétendaient que le responsable était vraisemblablement… son esclave noir qui lui servait le chocolat tous les matins. Cardenas prend également parti dans une polémique qui fait rage à cette époque : le chocolat est-il oui ou non un aliment ? Rompt-il ou non le jeûne ecclésiastique ?
En effet, beaucoup avaient pris l’habitude de boire du chocolat comme reconstituant pour mieux supporter le jeûne. En 1569, le pape Pie V (1504 1572) décide que le chocolat simple – à l’eau – ne rompt pas le jeûne. Mais après sa mort le problème resurgit. Selon Cardenas, le chocolat rompt totalement le jeûne. Pour d’autres, le chocolat préparé à l’eau ne condamne pas au péché celui qui en prend en période de jeûne, mais réduit ses mérites. Près de cent ans s’écoulent avant qu’un jugement définitif en la matière soit rendu en 1664. On le doit au cardinal napolitain Francesco Maria Brancaccio (1592-1675) qui affirme que le chocolat est une boisson comparable au vin et à la bière. À ce titre, il obéit à la règle établie par saint Thomas d’Aquin (1225-1274), règle selon laquelle seul l’aliment solide rompt le jeûne. Il ajoute toutefois une subtilité : la prise de chocolat pendant le jeûne peut être considérée comme un péché s’il est ingéré avec l’intention de rompre le commandement de l’Église…
Repères étymologiques : Cacao et chocolat
« Cacao » dériverait de cacahuatl qui en Nahuatl – la langue des Aztèques – désignait la substance que l’on tirait des fèves contenues dans le fruit du cacaoyer. Cette hypothèse est cependant controversée, car les Aztèques n’entrèrent en relation avec les zones de culture du cacao que bien après la culture de l’arbre pour ses fèves. Vraisemblablement, le cacahuatl des Aztèques dérive lui-même de cacau des Mayas, terme que ces derniers employaient pour désigner le fruit de l’arbre. C’est d’ailleurs les Mayas qui découvrent la préparation de la boisson qu’ils appelaient chacau haa, un breuvage rituel qui symbolisait le sang. Après le soudain déclin inexpliqué des Mayas à partir du XIe siècle, les Toltèques et les Aztèques venus du nord baptisèrent la boisson xocoatl, prononcé chocoatl, dont l’étymologie est mal connue. Contrairement aux Mayas, les Aztèques consommaient la boisson chaude ou tiède.
Cabosse
La cabosse est le fruit du cacaoyer. Il dérive de l’espagnol cabeza qui signifie « tête » : aux yeux des conquistadors espagnols, la forme du fruit du cacaoyer rappelle celle d’une tête ! Étrange, car la cabosse est très oblongue et ne ressemble pas vraiment à cette partie du corps. Cette allusion à la tête se comprend mieux lorsque l’on sait que les Amérindiens avaient l’habitude de masser le crâne du nourrisson, encore pourvue de fontanelle, afin de lui donner – pour des raisons esthétiques – une forme oblongue justement.
Informations supplémentaires sur l'élaboration du chocolat à partir du cacao : http://maitrequeux.free.fr/chocolat/la_filiere_cacao.htm
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